
Episode 6 : La grande faucheuse
Avez-vous déjà tenté de remonter à la toute première image inscrite dans votre mémoire ? Un exercice pas facile et pourtant, en se concentrant un peu, on peut retrouver des odeurs, des sensations, de brèves impressions. Si au fil des pages qui s’égrainent maintenant je ne suis qu’une toute petite fille, bientôt, je grandirai, et ma propre souvenance prendra le pas sur les récits glanés ça et là au fil des ans.
J’ai peur. Trop peur. Peur de me plonger dans ce qui sera bientôt mon histoire consciente, mais aussi mon exutoire. Et en même temps, je n’ai plus le choix. Je dois avancer, persévérer, tout donner pour gagner enfin en sérénité…
***
J’ai deux ans. Peut-être trois. Les souvenirs de cette époque sont légitimement un peu flous pour moi. Le quotidien n’est alors que voyages, démesure et loukoums à volonté. Le paradis sur terre en somme pour une enfant de cet âge-là. Aucune règle, aucune contrainte. Ainsi va ma vie.
Je suis plus que jamais une petite princesse à laquelle on obéit sans broncher. Il suffit d’un regard, des prémices d’un grognement ou bien d’une petite larme vissée au coin de l’œil pour que j’obtienne tout ce que je désire. Vraiment tout.
J’ai un caractère affreusement affreux. Oui, les mots sont pesés. Un visage d’ange affublé de jolies bouclettes blondes qui cache un véritable petit diable au plus profond d’elle-même, ne répondant qu’aux lois du caprice et de la colère.
Être la fille du roi n’est pas une mince affaire. Il faut que je sois toujours impeccablement vêtue, tirée à quatre épingles dans mes petits ensembles Bonpoint ou Tartine et Chocolat. Le paraître. Tout ici n’est qu’image et apparence. Et les apparences dans le Milieu valent de l’or.
Marie elle aussi a pris du galon. Au fil des mois, elle a volontiers abandonné ses haillons pour se métamorphoser en vraie dame des beaux quartiers. Chanel, Dior, Gucci et Vuitton investissent aujourd’hui un dressing à faire pâlir les plus torturées des fashionistas. Elle est une reine à la fois mystérieuse et crainte, car bien loin d’être une simple poule de luxe, elle brille d’une intelligence rare et s’impose très vite comme l’un des maillons essentiels au business de son homme… Usant de ses charmes lorsqu’il s’agit de ferrer un gros poisson.
Yvan, lui, grandit dans son rôle de parrain, régnant sur une cour des miracles sans cesse plus imposante. Oui, autour de lui les vautours sont nombreux et l’envie coule à flots. Une toute-puissance qui grise le jeune homme et le pousse à dépasser ses propres limites, voir toujours plus loin, plus haut, plus fort.
Le couple, égal à lui-même, oscille comme à son habitude entre étreintes passionnelles et crises de violence déraisonnées.
Dans notre petit monde à nous, tout va bien. Trop bien. Et le destin de son atroce arrogance en a semble-t-il eu assez des excès de confiance de ces deux oiseaux aux ailes bientôt brisées.
***
Ses mains tremblent. Dans la petite pièce trop éclairée dans laquelle il est retranché, il attend. Sa jambe droite danse la gigue sans qu’il puisse la contrôler et quelques gouttes de sueur commencent à perler sur son visage émacié. Il a du mal à respirer. Depuis plusieurs jours déjà. Il se met à tousser âprement en se compressant la poitrine d’un geste brusque qu’il ne maîtrise pas non plus.
Ce grand gaillard est épuisé. Depuis quelques mois, il sent que quelque chose ne tourne pas rond. N’en parle pas, fais comme si de rien était. Il continue à mener grand train, se jouant de sa propre condition avec une rage folle, se moquant scandaleusement de l’existence elle-même.
Son œil gauche sursaute, ses narines tressaillent au contact de l’odeur fortement irritante de désinfectant qui se dégage de la salle d’attente dans laquelle il siège depuis de longues minutes déjà. Il regarde sa montre, sa vue se brouille et pour la première fois depuis bien longtemps, il est terrifié.
Un homme d’une cinquantaine d’années vient alors à sa rencontre. Il invite Yvan à le suivre, à emprunter un long couloir morbide de silence, pour rejoindre un petit bureau dans lequel le jeune homme abandonnera à jamais son innocence. En face de lui, la blouse blanche est devenue un aigle noir. Terrible et angoissant. Vile et pesant.
***
Elle regarde sa montre, sa vue se brouille et pour la première fois depuis bien longtemps, elle est profondément émue. Le reflet qu’elle redécouvre dans le miroir la fascine. Elle admire ses joues roses, saillantes, son teint parfait. Son œil rieur, son sourire affirmé, sa poitrine délicieusement douloureuse, elle sait. En elle, un nouveau bébé grandit déjà, une petite fille, encore une fois… Après tout sa première intuition avait été la bonne, comment aller à l’encontre du sixième sens d’une future maman ?
Marie s’assoit quelques minutes sur un bidet posé là, faisant fi des hurlements que je pousse de l’autre côté de la porte, et savoure l’instant. Un enfant. Le miracle de la vie.
***
« Vous êtes atteint de ce que nous appelons le virus du SIDA ».
Yvan ferme les yeux quelques instants. Face à la fatalité, il se voit mort. Dans les années 80, le virus du SIDA est une énigme pour les scientifiques. Une épidémie virulente et destructrice dont on ne sait encore que très peu de choses. A un détail près. Elle tue.
Les paroles qui suivent sont brumeuses, peu claires, terribles. De son regard accusateur et offensant, le docteur chargé de la lourde tache d’annoncer le destin funeste auquel le jeune homme en face de lui est voué, ne mâche pas ses mots. Pour le moment, les traitements connus ne sont pas convaincants, très contraignants et bourrés d’effets secondaires. Le chemin sur lequel Yvan vient de poser l’orteil est sombre, atroce, sans fin. Quoi que…
« Vous menez une vie chaotique Monsieur ».
Traduction :
« Tu n’es qu’un héroïnomane accro aux putes et aux orgies, peut-être même un brin bi sur les bords, il ne faut pas s’étonner mon brave gars ».
Il va falloir que les choses changent. Qu’Yvan soit prudent. Pour lui, pour sa fille. Pour tenir le plus longtemps possible. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici. De survie.
Survivre. Voilà donc maintenant le défi du beau brun rongé déjà par la maladie. Une maladie vicieuse et sournoise qui tient déjà deux de ses frères dans ses griffes…
***
La bouche pâteuse et l’œil hagard, Yvan pénètre dans son appartement le pas lourd et la silhouette affaissée. Un cataclysme vient de s’abattre sur son horizon et même le sourire exaltée d’une Marie extatique ne parvient pas à le sortir de sa torpeur.
Elle se fige. Reconnaît cette mine annonciatrice d’une mauvaise nouvelle. Coupée dans son élan, elle qui voulait une nouvelle fois faire de sa moitié l’homme le plus heureux au monde, sent que quelque chose se trame.
Faut-il encore déménager ? Un de ces acolytes vient-il de tomber ? N’y avait-il plus de damhout à l’épicerie casher ? Tout se bouscule dans l’esprit de la jeune femme, déboussolée devant le mutisme assommant de son compagnon.
***
Ses mains tremblent. Dans la petite pièce trop éclairée dans laquelle elle est retranchée, elle attend. Sa jambe gauche danse la gigue sans qu’elle puisse la contrôler et quelques gouttes de sueur commencent à perler sur son visage encore joliment arrondit. Elle a du mal à respirer…
De sa main droite, elle serre le bras d’Yvan, comme pour se donner un peu de courage rédempteur. De son autre main, elle se caresse timidement le ventre, déjà éperdument éprise du nouvel enfant qui pousse en elle.
Un homme d’une cinquantaine d’années vient alors à leur rencontre. Il invite la jeune femme à le suivre, seule, en empruntant un long couloir morbide de silence, pour rejoindre un petit bureau dans lequel Marie abandonnera à jamais sa candeur.
***
Le regard du docteur trônant en face d’elle est plein de douceur et de compassion. Il regarde la jeune femme d’un air tendre, comme s’il couvait sa propre fille. Ses mots sont calculés, laineux, complaisants. Jusqu’à ce que le verdict tombe, froidement, malgré tous les efforts d’enrobage fournis.
« Vous êtes atteinte de ce que nous appelons le virus du SIDA ».
Marie manque de tomber de sa chaise. Elle qui n’a jamais touché à la moindre drogue dure, elle qui est reconnue pour sa piété et sa fidélité, elle qui n’a rien demander… A personne.
« Il faut s’attendre à de nombreuses complications. Le stade de la maladie est bien moins avancé chez vous que chez Yvan, mais elle est là. Bien présente. Et il ne faut pas la négliger… »
Négliger quoi… Négliger le fait que la jeune femme va bientôt mourir ? Qu’elle abandonnera derrière elle sa fille ? Ses filles ?
« Mon Dieu… Et l’enfant que je porte ? »
« Nous ne pouvons pas prendre de risques… »
***
A toi ma petite sœur. Celle dont le visage n’est qu’une douce chimère. Toi qui a dû quitter la vie bien trop tôt, rejoindre les anges pour une éternité à laquelle j’espère un jour être conviée… à tes côtés.
A toi ma petite sœur. Celle qui est là, quelque part en moi, et qui m’aide à surmonter mes peines, mon chagrin et ma douleur. De là-haut, je sais que tu veilles sur moi. Qu’avec tes jolies bouclettes blondes, tu me berces de ton œil coquin et tendre à la fois. Tu m’attends bien sagement mais sois patiente…
A toi ma petite sœur, celle avec qui j’aurais aimé tout partager. Celle avec qui j’aurais aimé jouer, vibrer, me chamailler. Celle que j’aime autant que je la déteste de m’avoir abandonnée.
A toi ma petite sœur, celle qui n’est plus, qui n’a jamais été, qui ne sera jamais… Tu grandis malgré tout en moi comme une étincelle de vie qui me raccroche à ma destinée…
***
J’ai deux ans. Peut-être trois quand je passe à la loupe de la horde de médecins qui entoure mes parents. Depuis quand Marie est-elle contaminée ? On a bien du mal à le déterminer. Et si sa fille avait elle aussi contracté la maladie à la naissance ? Plus tard ? L’hypothèse est cauchemardesque mais ne doit pas être prise à la légère. Et même si je ne présente aucun symptôme ni autre signe de faiblesse, je suis toutefois une mini-patiente sur laquelle il est capital de se pencher.
Bientôt, le couple sera rassuré. Leur princesse est hors de danger. Pour le moment en tous cas, car à écouter ce qui se débâcle autour du SIDA, le risque peut être quotidien. Bien que l’on sache maintenant que la maladie est sexuellement transmissible, la peur est maîtresse dans ce genre de situation. Encore plus à l’époque où la grande faucheuse était encore bien mal maîtrisée.
Une coupure, un verre que l’on boit après son père ou sa mère, un postillon un peu trop prononcé : tout est sujet à la panique et à l’obscurantisme. Chaque jour que Dieu fait.
***
La maladie. Celle qu’on tente de combattre, d’oublier. Celle qui est pourtant partie prenante du quotidien du jeune couple mais aussi du mien, tous trois à jamais rompus par la fatalité…

EPISODE 5 Le Phénix

Le SAV des parents...
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