
EPISODE 5 Le Phénix
Le monde à ses pieds. Ou plutôt, la boue. Sur le trottoir qu’il empreinte à cette heure avancée de la nuit, les stigmates d’une longue journée tortueuse à recevoir le pas pressé des passants du quartier. L’air est frais, il a chaud. Emballé par la fièvre de l’instant, il déboutonne frénétiquement le long manteau noir dans lequel il est enveloppé, comme pour reprendre l’oxygène qui lui fait terriblement défaut au moment précis où il atteint cette petite rue qui lui est si familière. Une minuscule porte. Qui ne paie pas de mine. Derrière elle, un autre homme, plus petit, plus âgé, qui lui offre un sourire amical et édenté. Yvan pénètre dans la pièce mal éclairée, un brin vétuste et datée. Sur la table branlante qui siège là, un verre de sirop d’orgeat, quelques biscuits d’origine douteuse, et une enveloppe. Plus épaisse qu’à l’accoutumée.
Il s’installe quelques minutes en face de son acolyte, échange des palabres de circonstance et sans importance, boit d’un trait le breuvage un peu trop sucré servi plus tôt et empoigne le paquet posé là, d’une main ferme et assurée. Il l’ouvre sans précaution, attrape les billets qui s’y trouvent et en quelques secondes seulement, simplement en tâtant l’épaisseur de la liasse, devine qu’il y a là très précisément 36 500 francs au compteur. Pas mal, mais jamais suffisant. Il jette une œillade complice et dure à la fois à son partenaire, comme pour l’invectiver qu’il faudra faire beaucoup mieux à l’avenir. Un billet de 500 laissé là, il repart claquant la porte en bois vieilli qui ne montre plus aucune résistance depuis quelques années déjà.
***
Dans cet endroit salement lugubre, bas de plafond et peuplé d’âmes en peine, il se laisse aller. Le jeune homme oublie tout. Il oublie qui il est, le destin auquel il est voué. Le nez campé dans la poudre ou une seringue plantée dans le bras, c’est selon l’envie du moment ou bien ce qu’il a sous la main. Peu importe en vérité, tant que l’ivresse de l’instant le gagne rapidement.
La drogue. Un dangereux piège, à la fois mirifique et incroyablement triste, dans lequel il est tombé par hasard quelques années plus tôt. Une soirée, de l’alcool, des catins, des potes à la verve toujours plus délirante, quelques cacahuètes, un jeu de cartes… Le décor est planté.
Être dans le coup, épater les copains, se procurer de nouvelles sensations, échapper à un quotidien parfois trop lourd à porter… Il ne se souvient pas vraiment de la première fois où il a mis le doigt dans ce foutu engrenage et après tout, il s’en moque royalement. Il est accro. Prend son pied. Plusieurs fois par jour.
Au début, la relation qu’il entretenait avec ces demoiselles Héroïne et Cocaïne, était encore timide, hésitante, presque romantique. Puis petit à petit, ce ménage à trois troublant et envoûtant est devenu un cercle vicieux sans fin, une faille profonde et vénéneuse emprisonnant le jeune homme dans ses griffes acérées. Il brûlait pour ces quelques grammes d’intense jouissance, se damnait pour s’évader aux confins de l’irréel, se tuait à petits feux pour quelques heures d’une violence physique effrayante et rare.
L’argent. Avec l’argent tout est tellement facile. Trop facile. Un billet tendu, de la bonne came en échange, et le vilain tour est joué.
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Il tremble. Il a beau avoir déjà fait ce geste des dizaines et des dizaines de fois, la sensation de manque devient de plus en plus handicapante, troublante. Avec le temps, ses gestes routiniers semblent moins précis, péniblement efficaces. Il se loupe, sa vue se brouille, tente à nouveau de choper sa veine, resserre le bracelet de fortune en caoutchouc qui lui fait gonfler l’avant bras, s’agace des efforts qu’il doit faire pour atteindre le nirvana, met sa peau endolorie en charpie et… ahhhhhhh… Voilà. Ça vient. Doucement. Divinement. Dangereusement.
Il bascule la tête en arrière, ferme les paupières, ouvre instinctivement la bouche. Comme pour profiter pleinement de cet état de grâce, il sourit, s’envole, plane déjà.
A cet instant précis, il se débarrasse d’un revers de manche humide et baveuse des promesses qu’il a faites à Marie. A quoi bon ? C’est plus fort que lui. Pourtant, il a tout essayé. Enfin il a surtout fait croire à sa belle que tout était terminé. Le roi du bluffe ? Sans doute. Mais il y a toutefois une différence entre tromper des inconnus et mystifier sa femme.
« Je ne suis pas un toxico. Je m’amuse, c’est tout. »
Cette petite phrase, il se la répète souvent, lorsqu’il est clean. Il essaie tant bien que mal de s’en convaincre, de croire que s’il le désire vraiment, il peut tout arrêter en un battement de cil. C’est sans doute cette brumeuse conviction qui le pousse paradoxalement à continuer.
Pourtant, des alertes, il en a eues. Plusieurs même. Singulières et tragiques. Un malaise par-ci, une petite overdose par-là… Yvan était coincé. Et le pire dans tout ça, c’est qu’il aimait ça.
***
Si Marie avait conservé toutes les larmes qu’elle a versées au cours de son existence, elle ferait aujourd’hui pâlir de jalousie la Mer Morte. La voilà qui pleure encore. Elle a compris. Elle est impuissante, désarmée, atterrée devant le vice destructeur dont souffre l’homme qu’elle adule.
Il est là sans être là, planté devant elle, le regard errant et la silhouette gauche. Il parle fort. Trop fort. La petite dort encore. Oui, je dors. Je ne voudrais surtout pas les déranger pendant leur petit rituel de ménage dans la tourmente. J’ai de la matière grise à façonner, bien d’autres chats à fouetter et si les cris poussés à l’autre bout de l’appartement me surprennent parfois, ils deviennent cruellement habituels. Une berceuse un peu saugrenue avouons-le, mais une mélodie braillarde qui rythme mon quotidien.
Las de la discussion sans fin qu’il entretient avec sa douce devenue sauvage, Yvan prend la direction de la chambre. Il tourne les talons sans même un dernier mot pour sa femme laissée là, telle une épave sans intérêt.
Étrangement, malgré toute la souffrance qui l’envahit à cet instant, Marie est rassurée. Il est là. Sous sa garde et sa bienveillance et non à zoner dans les rues pavées de la cité. Son réflexe ? Ouvrir un tiroir dans lequel elle a glissé un bloc de shit aussi gros qu’un parpaing, qu’elle se met à effriter convulsivement. Après tout, elle aussi a droit à son petit moment de détente rien qu’à elle. Avec son ami « le chichon », elle s’envole elle aussi, s’abandonnant volontiers, paisible, dans les profondeurs moelleuses de son canapé.
***
Mais ce soir là, il ne rentre pas. Elle compose avec rage tous les numéros de téléphone qu’elle connaît et où son prince à ses habitudes. Au cercle de jeux où il se dépouille allégrement de sa fortune en tapant du pique ou du carreau, au casino d’Enghien-les-Bains où il trimballe sa mère pour des parties de roulette endiablée, Chez Michou où il fait le beau et côtoie tout le gratin parisien, chez ses frères, ses potes, tout. Elle n’oublie rien. Le seul numéro qu’elle n’a pas et qui sera le bon, est sans doute celui de cette pouffiasse avec laquelle il passe un peu trop de temps en ce moment.
Marie s’apprête à passer une nouvelle soirée seule, à dévorer de bons vieux films en noir et blanc qu’elle apprécie tant et qui lui font tout oublier, dans de délicieuses volutes de fumée.
***
Les coups sont violents. On tape à la porte comme si un troupeau d’éléphants avait envahit l’immeuble. La belle s’était assoupie et le vacarme qui habite maintenant son 200 m² est étourdissant. Elle a du mal à sortir de sa torpeur mais les claquements se font plus pressants. Des voix rauques se mêlent à ce barouf qui ne manque pas d’alerter un voisinage un peu trop curieux. Marie s’approche doucement de la porte d’entrée qui tremble maintenant sous les bourrades de la horde d’agités qui siège de l’autre côté. Elle tente une œillade dans le judas au moment même où la porte cède. Elle tombe en arrière.
Devant elle, pas moins d’une dizaine de flics. Tous plus hargneux les uns que les autres. L’un des hommes s’approche de la jeune femme encore à terre, l’aide à se relever avec une fermeté qui lui agresse le bras et lui pose une simple question.
« Où est-il ? »
Marie ne répond pas. Elle est choquée. Choquée de voir une horde de policiers envahir sans vergogne son domicile. Le chef s’impatiente. Il grogne. Il lui précise avoir un mandat de perquisition. Aux abonnés absents, Yvan ne se doute pas le moins du monde ce qui se trame chez lui. Et la scène est chaotique.
En quelques minutes seulement, l’appartement est retourné. Chaque pièce est fouillée de fond en comble, même ma chambre, mes peluches, mon berceau sont éventrés. Seules la pagaille et la débâcle règnent maintenant ici, devant une Marie me tenant contre sa poitrine, effarée. De la drogue, de l’argent, beaucoup d’argent, des bijoux, son bloc de shit et même un œuf de Fabergé qui avait pourtant tenu bon jusque là malgré les disputes endiablées du couple, sont balancés négligemment dans des caisses posées sur la table de la salle à manger en bois massif.
Un inspecteur lui pose des questions. Trop de questions auxquelles elle a sans doute des réponses, mais son instinct lui hurle de ne pas répondre. De rester muette. Elle dit n’être au courant de rien, ne pas connaître la provenance de toutes ses richesses. Bien sûr, c’est faux. Elle-même depuis quelques mois déjà est devenue un maillon indispensable de la chaîne forgée par Yvan. Mais elle est maman. Ne doit pas être impliquée. Doit rester auprès de son enfant, coûte que coûte.
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Elle est maintenant dans l’œil du cyclone. La belle blonde devenue maintenant brune, siège au beau milieu de son salon en miettes. Et devinez quoi ? Elle pleure, baignant mon visage inquiet de ses larmes salées.
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Yvan se fait serrer. Cela fait plusieurs semaines déjà qu’ils l’observent. De loin, de près, ils sont devenus une ombre menaçante. Le voilà les menottes aux poignets, pris comme un petit garçon la main dans la bonbonnière, en route pour la prison qui sera sa demeure pour les six prochains mois.
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Le temps est long, il bouillonne. D’ici, il arrive à contrôler ses affaires. Peut même parfois se procurer un peu de drogue salvatrice. Il voit l’extérieur au travers d’un parloir où défilent ceux de son entourage qui ne craignent pas grand-chose. C’est-à-dire pas grand monde. Sa femme, mise hors de cause, vient lui rendre visite aussi souvent que possible. Jamais sans sa fille bien sûr. Il la couvre de douces paroles, de déclarations enflammées. Il lui dit qu’il l’aime, qu’il m’aime, que nous sommes ce qu’il a de plus précieux en ce bas monde. Une prise de conscience ? Espérons-le… Elle le rassure en lui disant qu’elle est en sécurité, chez Georges, son frère. Que tout va bien, qu’elle ne manque de rien, qu’elle tiendra le coup. A cet instant précis, ils sont étrangement plus amoureux que jamais.
***
Du fond de sa cellule, il se fait à lui-même une promesse. Mais bizarrement, pas celle que l’on imagine. On pourrait croire qu’il s’impose une nouvelle ligne de conduite, décide de se remettre dans le droit chemin. Six mois, c’est pas très long. Ils n’avaient pas grand-chose cette fois-ci. Mais si cela tournait mal, s’il tombait pour une peine plus lourde. Que ce passerait-il ?
En fait, il s’en fiche. Dans sa tête étonnamment brillante, il échafaude une stratégie qui le sauvera bien des fois, à l’avenir. Ne plus jamais mettre les pieds en prison. Voilà la grande idée. Et pour y parvenir, d’autres tomberont à sa place. Se donneront pour lui. Oh, de leur plein gré bien sûr, car si c’est un escroc de haute voltige, Yvan est un homme loyal, n’a jamais été et ne sera jamais une balance. Mais l’argent possède des vertus étonnantes et c’est fou le nombre de pèlerins qui seraient prêts à faire n’importe quoi pour quelques billets. Sa promesse ? Il la tiendra. De nombreuses fois. Et plus jamais il ne verra la couleur d’un barreau.
***
Frais et pimpant, le jeune homme revient à la vie. Pour plus de précautions, ils investissent avec sa femme la suite présidentielle d’un hôtel de luxe parisien. Ce n’est pas chez eux mais pour le moment, le temps que le brouillard se dissipe, avoir un chez soi n’est pas de bon augure.
Il est heureux. Oui, avec Marie la tempête a laissé place à une accalmie délicieuse et chavirante. Ils voyagent, s’offrent mille et une merveilles, brûlent la vie. Ils sont libres. Mais la liberté est fragile, à bien des égards. Leur insouciance aussi.
La seule chose qu’ils ne savent pas encore, c’est qu’une prison bien plus monstrueuse et pernicieuse encore leur ouvrira bientôt ses portes, pour se refermer définitivement derrière eux. La vie elle-même deviendra bientôt leur pénitencier.

Episode 6 : La grande faucheuse
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