ÉPISODE 3 – Une princesse parmi les anges

Un battement de cœur. Puis deux. Tout s’emballe. Tout s’accélère. Les minutes filent à une allure folle et de là où je me trouve, tout me semble si proche et si loin à la fois. Ça bouge. Beaucoup. Je tremble, j’ai froid. L’obscurité ambiante et l’exigüité dans laquelle je suis prisonnière ne font qu’accroitre le caractère angoissant de la situation. J’ai peur, je tressaille. Mon rythme cardiaque joue aux montagnes russes et j’essaie tant bien que mal de me débattre, de m’enfuir. Impossible. Je suis coincée. Et pour couronner le tout, j’ai une irrésistible envie de sushis…

***

Les sanglots que j’entends au travers de ma cachette, sont terriblement familiers. Trop familiers. Je pourrais presque sentir la chaleur des larmes de la jolie rousse couler sur mon propre visage tant elles sont proches.

Puis des rires. Beaucoup de rires. Des éclats de voix perçants, surprenants, exaltés. Comme si la jeune femme entrait dans une hystérie profonde, entraînante et peu rassurante à la fois.

Et des cris. Tellement de cris. Oh, pas seulement les siens, non, il y a aussi ceux d’un grand gaillard, à la voix rauque et profonde, mélancolique et paralysante.

Je suis épuisée. Tout ce remue-ménage m’éreinte au point où j’aurais envie de tout casser autour de moi, dans un dernier effort de rage et de colère. Le hic dans tout ça, c’est que je n’ai pas grand-chose à saccager finalement. Frustration. Je ferme les paupières de résignation.

***

Il y a des jours où tout se passe bien. Des journées bénies des cieux où le calme règne en maître dans mon petit univers. Où je peux vaquer à mes petites occupations en toute quiétude. Grossièrement, manger et dormir. Puis il y a aussi des heures plus sombres. Trop fréquentes et impondérables. Ici, pas de bulletin météo, on ne sait jamais vraiment quand la tempête va éclater. Ce sont ces moments que je redoute. Ceux où une porte claque violemment, où des objets se brisent, où des hurlements cuisants viennent m’extirper brusquement de ma béatitude.  Mon Dieu. Mais où suis-je, dans un asile de fous ? Probablement…

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Je dors profondément. Et je rêve, déjà… Mes songes m’emportent dans un monde que je ne connais pas. Un univers complexe que j’ai du mal à discerner. Je vois une petite fille blondinette, chipie et l’air sournois. Elle fronce les sourcils, ne semble pas très contente. Je vois un homme, puis une femme, tous deux d’une beauté ensorcelante, qui tantôt s’aiment, tantôt se déchirent. Je vois la lumière, aveuglante et attirante, puis l’obscurité, intense et menaçante. J’entends des voix. Beaucoup de voix. Et des visages. Combien de visages qui parfois me fixent, souvent m’ignorent. Je vois la joie, l’amour, la tendresse. Mais aussi la maladie, la fureur… la mort. Oui, le tableau est d’un paradoxe ignoble, moqueur, et pourtant il se répète inlassablement, telle une prophétie funeste à laquelle je ne peux échapper…

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Du bleu. Du bleu et encore du bleu. Marie n’en peut plus. Les cadeaux s’entassent et si d’ordinaire ils font plaisir au commun des mortels, ils sont ici de véritables petites piqûres d’hypocrisie qui viennent polluer son quotidien. Une chambre bleue, des petits habits bleus, des peluches bleues, une tétine bleue…  Bref, tout est bleu… à vomir pour la future maman. Littéralement parlant.

Un premier enfant, c’est un petit miracle. Mais un miracle que l’on se doit de contrôler. Un garçon. L’enfant d’Yvan sera un garçon ou ne sera pas. C’est une certitude. Et la future maman a beau crier au monde entier qu’elle sait pertinemment qu’elle porte en elle une petite fille, on ne prête guère attention à son sens de l’humour de mauvais augure, il en convient. Les hormones sans doute.  Ou de la sorcellerie diront certains.

Le temps passe et la magnifique chambre sensée m’accueillir est plutôt agréable. Chargée, mais agréable. Pas étonnant que le bleu est aujourd’hui, bien des années plus tard, l’une des couleurs que j’affectionne étrangement le plus. Et pourtant. De là où je suis, je m’interroge. J’ai beau essayer d’y voir quelque chose dans l’amas de boyaux dans lequel je me trouve, non, pas de petit bout de zizi qui pendouille entre mes deux gambettes bien charnues. A priori, je suis une fille. Elle a raison. Mais est-ce fondamentalement un problème ? Vais-je être acceptée pour ce que je suis et non ce que je devrais être selon la bienséance ? M’aimera-t-on vraiment ou attendra-t-on un second enfant de sexe masculin comme la venue du messie, me laissant vulgairement abandonnée sur le bas-côté d’une route qui ne m’est pas destinée ?

***

Elle fredonne. J’entends sa voix mélodieuse qui tente de me bercer, avec des mots plein de tendresse et d’amour. Elle me rassure, elle m’apaise. Je colle mon visage sur la paroi de son ventre comme pour mieux l’écouter, m’en approcher, la caresser. De sa main délicate, elle cajole son bidon tout rond et si je me concentre un peu, je peux presque la sentir, l’atteindre.

Elle parle. Dans une langue que je ne connais pas encore. Elle est convaincue que de longs monologues dans la langue de Shakespeare  me permettront plus tard d’être bilingue. Moi je n’y comprends rien, mais ses mots sont autant de petites pépites d’une douceur fabuleuse et chantante à mon oreille.

Elle mange. Mon Dieu ce qu’elle mange ! Elle qui a une sainte horreur de la cuisine japonaise d’ordinaire, elle en fait son menu du petit-déjeuner jusqu’à ses fringales nocturnes. Et moi, je me régale avec elle.

Elle fume. Beaucoup trop. Elle ne peut pas s’en empêcher et les effluves âpres d’une nicotine frémissante qui s’installe pernicieusement dans mes veines, est un délicieux poison auquel je prends goût.

Elle pleure. Encore. Elle ne s’arrête pas. Et moi j’étouffe. Je sais que bientôt je devrais sortir de mon petit cocon protecteur mais je n’en ai aucunement le courage.

***

Je l’entends qui s’époumone. Elle parle toute seule. Ou pas. J’ai du mal à distinguer l’échange burlesque auquel j’assiste sans le vouloir. J’ai beau lui asséner quelques coups de pieds pour qu’elle comprenne que tout ce bruit m’inquiète et me dérange, elle n’en à que faire. Comme à son habitude, lorsqu’elle entre dans une telle effervescence, rien ne peut la calmer. Et mon cœur s’emballe.

Elle hurle maintenant. « Mais où es-tu connard ? » Ah le fameux connard. Je sais qui c’est celui-là, tellement son petit nom résonne souvent par ici. L’homme à la voix roque, celui qui parfois me gratifie d’une petite caresse quand il en a le temps. Celui qui ne me parle pas parce qu’il trouve cela ridicule. Mais qui me chuchote tout de même, lorsque ma mère est endormie, qu’il m’aime déjà. Oui, le connard visiblement, c’est mon père. Le jardinier de ma genèse.

***

Très présente. Trop présente. Jeanine, sa belle-maman au regard de feu s’impose dans le quotidien de Marie sans y être invitée. Souvent. Trop souvent. Elle y va de ses petites réflexions assassines à ses recommandations maternelles loufoques. Et la jolie rousse, beaucoup moins alerte avec sa trentaine de kilos superflus, n’a plus le courage de lutter. Alors elle apprend. A faire des boulettes de viandes par exemple. En silence.
Marie a toujours eu un goût prononcé pour la cuisine. Passer derrière les fourneaux, elle connaît et souvent, seule fille d’une fratrie de quatre enfants, elle était appelée dans sa jeunesse à préparer la pitance pour tous les mâles du foyer. Loin d’être troublée par sa position de femme, elle aimait ça. Elle aime toujours.

La viande hachée marine dans un saladier bourrée d’épices orientales odorantes qui viennent m’extirper de mon sommeil. Oui, on peut dire que j’ai déjà l’eau à la bouche. Le persil et l’ail hachés menus, tout semble se dérouler pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les gestes sont vifs, précis et l’œil tantôt réprobateur, tantôt gratifiant de Jeanine, veille au grain comme une chatte sur ses petits. On ne plaisante jamais avec des boulettes.

Je me laisse envoûter par les joliesses de l’instant. Minutes d’un bonheur irrésistible et enveloppant. Puis tout à coup, une violente douleur m’empoigne le cœur. Tout se comprime, tout devient flou. J’ai du mal à respirer. De son côté, la belle rousse ressent elle aussi que quelque chose ne va pas. Le saladier lui glisse des mains et vient se pulvériser sur un sol encore immaculé jusqu’à présent. Oui, Marie est maniaque.

Elle pousse un cri de douleur. Et dans sa bonté magnanime, une fois n’est pas coutume, Jeanine appelle les secours. « Ton fils arrive ! »

La future maman s’évanouit… et moi aussi.

***

Le problème dans tout ça, c’est que son fils n’arrive pas. Sa fille non plus d’ailleurs. J’ai beau souffrir le martyr et me sentir de plus en plus à l’étroit par ici, je n’ai aucune envie de sortir. Ce qui se trame à l’extérieur m’effraie. Je ne suis pas prête à affronter ce monde vicieux et sournois.

Les heures filent et l’inquiétude grandit. Tout ne se passe pas comme prévu. Elle pleure, encore, et moi, je faiblis. Le terme est dépassé et la horde de médecins qui se bousculent au chevet de la jeune femme n’ont rien de réellement rassurant. Puis il n’est pas là. Une nouvelle fois, il a disparu dans la nature. La laissant à son triste sort, sans aucun signe de vie. Elle s’agite. Et si le futur père de son enfant s’était fait serré ? La rumeur enfle qu’Yvan est surveillé de très près. Peut-être est-il retombé dans ses sombres travers et qu’il agonise dans le fin fonds d’une salle de jeux sordide, une aiguille pendante dans le creux du bras ? Qui sait… Personne et le temps presse.

***

« On va devoir déclencher l’accouchement Marie. Nous ne pouvons plus attendre. » La procédure est lancée. On va m’extirper de force. Mais pourquoi ne se préoccupe-t-on pas de ce que je peux ressentir ? De ce que je peux vouloir ? Laissez-moi tranquille bordel ! Faire partie de ce monde ne m’intéresse pas ! Ah, vous ne prenez pas au sérieux vous là-haut ? Ah ouais ? Et bien vous allez voir !

***

Trois petits coups sur la porte. Du haut de son mètre quatre-vingt, il entre, la mine déconfite. Dans ses bras, une cinquantaine de roses d’un rouge éclatant, l’œil tendre et la mine défraîchie. Il est là, enfin. Mais plutôt que d’apaiser la belle, la situation dégénère en plein cœur de la maternité du 16ème arrondissement de Paris où elle est sur le point d’accoucher.

Dans un dernier élan de force, Marie empoigne les fleurs du bellâtre, le frappe avec quelques coups d’une agressivité rare et les balancent à terre, pour les piétiner avec une rage folle et démesurée. Un champ de bataille. Tristement beau et tristement macabre. Les pétales jonchent le sol et Marie s’écroule, pleure toutes les larmes de son corps fébrile. Elle est prise au piège. Malheureuse et heureuse à la fois, elle ne sait plus. Une fois encore, elle s’évanouit.

***

Tout s’accélère. L’agitation ambiante tire Marie de sa torpeur. C’est maintenant. Maintenant qu’il faut pousser, tout donner, pour mettre au monde cet enfant qui se fait tant désirer.

Je m’accroche à tout ce que je peux, je lui déchire les entrailles malgré les battements de mon cœur qui commencent à ralentir. Je me débats. Enfin je crois que je me débats. Parce qu’à cet instant précis, le cordon enroulé autour de mon cou, je ne suis plus grand-chose. Je peine à trouver de l’oxygène. J’entends des rires. Explosifs. Marie entre dans l’une de ses crises d’hystérie qu’elle ne contrôle pas. Elle rie et pleure en même temps, signe d’un bonheur trop grand et trop fort pour elle. D’un flot d’émotions vives et sincères. Un rire à la fois magnifique et terrible qui résonnera toujours en moi, quelque part, je le sais.

***

Violette. Une enfant violette. Une petite fille violette que l’on a sauvée de justesse d’une fin précoce. Je vois cette femme dont j’avais imaginé les traits du visage si souvent, son regard plein d’amour et de soulagement. Je vois cet homme, le regard mouillé de fierté, qui hurle à qui veut l’entendre qu’il a une fille. Une poupée. Une petite princesse du 4 juillet.

Pourtant je le sais. Je sais que la petite princesse va souffrir. Oh, pas tout le temps je vous rassure, mais le chemin est long et incroyablement tortueux. Et à ce moment précis, je sais tout. Tout ce qui m’attend, toutes les joies, les peines. Je sais tout.

***

Tiens, qui c’est celui-là ? Si j’avais déjà eu l’occasion d’entrapercevoir des dizaines de visages jusqu’ici, celui-ci m’est inconnu… et familier à la fois. Il est différent. Me regarde fixement, me sourit. Marie dort paisiblement à côté de moi. La nuit s’est emparée de la chambre d’hôpital qui nous sert de foyer depuis quelques jours. Et pourtant, ce personnage étrange est bel et bien là. Lumineux et rassurant. Je le fixe à mon tour de mes grands yeux ronds, tentant de percer le mystère qui l’entoure. J’essaie de lui adresser quelques mots, mais de toute évidence, seuls quelques grognements clownesques sortent de ma bouche. A son tour de me parler. Il me dit de ne pas m’inquiéter, de me laisser vivre et grandir avec sérénité. Que tout ce qui écrit peut encore être changé. Que j’ai la main sur ma destinée. Ses mots résonnent en moi et me foudroient d’une sensation d’espoir que je ne connaissais pas encore.

De son doigt salvateur, avec la plus grande des douceurs, il vient glisser sur la fossette nichée entre mon nez et ma lèvre supérieure. « Chuuuuut »…

A cet instant précis, j’oublie tout. Black out, retour à la case départ. Je redeviens uniquement le bébé amorphe que je suis et rien d’autre. Plus de prophétie, plus de destinée, plus de tristesse, plus de peur. Plus rien. Une seule envie subsiste toutefois, vitale et salvatrice, celle de mouiller ma couche et le petit pyjama dans lequel je suis emmitouflée, bleu de toute évidence…

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