ÉPISODE 1 – Couscous

Un couscous… Ma vie commence avec un couscous. Terriblement accrocheur, non ? Une merguez, quelques pois chiches et un peu de harissa… Mais bordel, de quoi parle-t-on ? De ma genèse. Et je peux vous dire que finalement, il n’y pas de plus belle manière de commencer une histoire. Mon histoire. Vous avez l’eau à la bouche ? Moi j’ai la larme à l’œil.

D’un pas assuré, elle entre dans le quartier de Belleville, l’œil pétillant et l’estomac vide, prête à en découdre avec ce fameux couscous dont on lui a tant parlé. Un jean large et délavé, une paire de baskets vieux-rose de seconde main et de longs cheveux roux qui perlent sauvagement sur ses épaules, elle ne répond en rien aux codes de la parisienne chic. Elle qui vient d’une petite bourgade du fin fond de la France, fraîchement débarquée dans la capitale avec pour seul compagnon un sac à dos déchiré, se prend à rêver d’un avenir sous les feux de la rampe. Son truc à elle ? La comédie. Ou la danse. Peut-être même la chanson. Peu importe en réalité, c’est une artiste dans l’âme. Elle le sait, le ressent. Cette beauté aux taches de rousseurs saillantes et ensorceleuses fera de grandes choses. Deviendra quelqu’un. Le sourire aux lèvres, elle continue à fouler les pavés de la cité, amusée du délicieux ramdam du folklore qui agite la rue.

D’une silhouette affirmée, il règne sur le quartier de Belleville, l’œil rieur et l’estomac plein de loukoums baveux, prêt à en découdre avec sa destinée. Un jean saillant, un pull arborant un croco impeccable, les cheveux noir corbeau savamment négligés, il est le symbole clinquant de la réussite. Lui qui a grandi dans une famille plus que modeste, qui a su jouer des coudes pour se faire une place au soleil, n’a plus qu’une seule idée en tête, diriger la brigade du kiffe. Son truc à lui ? User de son sourire ravageur et de ses grands yeux au bleu profond, de sa tchatche naturelle et de son charme irrésistible, pour gonfler ses poches de fierté et de Pascal. Il le sait, le ressent. Ce bellâtre à la carrure intimidante fera de grandes choses. Deviendra quelqu’un. La rage aux lèvres, il continue à fanfaronner dans ce resto qui ne paie pas de mine, où l’on sert, semble-t-il, le meilleur couscous de la ville.

***

Un passant qui demande son chemin, une cheville qui se tord, une envie soudaine de nouilles chinoises : il aurait suffit d’un tout petit rien pour faire basculer définitivement le cours des choses. Mais il faut croire que ce jour-là, le scénario était écrit d’avance, à l’encre indélébile.

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Elle pousse la porte du fameux boui-boui, propulsée dans une arène peuplée d’une horde de Tunisiens déchaînés autours d’une plâtrée de fricassées. Telle une gladiatrice des temps modernes dont le sourire est le glaive destructeur, elle impose le silence. Rare. Improbable. Étrange. Et pourtant, comme dans un bon vieux film romantique, la magie opère, le temps est suspendu. Adossé au comptoir mal vieilli d’un coin sombre de la salle, il l’observe intensément, complètement foudroyé par la petite chose toute fragile qui vient d’entrer dans sa vie, par une porte dont il pensait les clés perdues à jamais. Elle, ne l’a pas encore remarqué. La jolie rousse s’assoit à la seule table encore libre, à la fois intimidée et amusée du spectacle dont elle est l’étonnante starlette.

Un réflexe de séducteur ? Peut-être. Toujours est-il qu’il s’approche de cette étrangère dont il aime déjà le culot et l’innocence, et plonge son regard perçant dans le sien, comme s’il s’agissait là d’une évidence. Malgré toute la beauté (ou la mièvrerie, c’est selon…) de la scène, alors que l’on s’attendrait à un premier baiser fougueux, voir désespéré, et à une fin à la Cendrillon, la belle éclate de rire devant le numéro de charmeur trop calculé dont elle est la cible. Interloqué par tant de spontanéité, lui à qui aucune femme n’avait jamais osé résister, il tourne les talons. Vexé.

« Vous mettez des boulettes dans votre couscous ? »

L’homme se fige.

« Un couscous sans boulettes n’est pas un vrai couscous Mademoiselle ».

Elle esquisse un sourire gêné, glisse l’une de ses mèches rebelles derrière son oreille et pour la première fois depuis sa rencontre avec ce bel inconnu, baisse la garde. Il n’est pas serveur mais fait tout comme, s’en va en cuisine où sa tantine se bagarre avec une fournée de bricks au thon, et rapporte une assiette ébréchée, fumante et épicée, qu’il pose triomphalement sous le nez de la mystérieuse jeune femme.

Pourtant attendu comme le messie par la rouquine affamée, le plat reste vierge de tout coup de fourchette. Ils parlent. Encore et encore. Ne se lâchent que quelques secondes le temps siroter un verre de sirop d’orgeat. L’après-midi file et seuls deux ou trois pèlerins accros au thé à la menthe et au boulou font de la résistance. Comme pour les tirer de leur torpeur incontrôlable, la matrone débarque en traînant la patte, relève l’assiette refroidie d’un geste dédaigneux et passe une main pleine de tendresse sur la chevelure du joli brun.

La jeune inconnue jette alors un œil affolé sur l’horloge qui pendouille dangereusement au dessus de sa tête. Elle doit s’en aller. Vite. Un casting l’attend, elle ne peut pas le louper. D’un bond, elle se lève manquant de faire tomber la chaise tremblante sur laquelle son popotin commençait à la faire souffrir, sourit à son prince charmant et tente de s’échapper. Non, derrière elle aucune pantoufle de verre, seul un homme fiévreux qui court après sa belle.

« Attendez, je ne connais même pas votre prénom !

Marie…

Yvan  »

Un échange constructif, n’est-ce pas ?

« Retrouve-moi ce soir au Club. Je t’y attendrai… Il griffonne avec hâte une adresse sur un bout de nappe huileuse. Je te ferai goûter aux nuits parisiennes si tu me le permets ». Clin d’œil.

Elle lui adresse alors un dernier battement de cils, sans laisser paraître pour autant le moindre signe d’approbation. A son tour de tourner les talons et de disparaître dans la foule, laissant derrière elle uniquement l’odeur encore chaude d’une Marlboro, qu’elle venait d’écraser.

***

L’endroit est étonnant, paradoxal. Lumineux et lugubre à la fois. Devant la porte de la discothèque, la campagnarde se prend au jeu, regarde autour d’elle, un brin moqueuse, une nouvelle fois amusée des lubies citadines. Elle a fait l’effort de revêtir une petite robe violette fleurie qui met en valeur ses longues jambes au galbe parfait, empruntée à Rose, sa colocataire British du moment. Elle est belle mais un peu gauche. Rien à voir avec la horde de pouffiasses qui glapissent autour d’elle, perchées avec assurance et vulgarité sur des stilettos de vingt centimètres, le rouge à lèvres carmin saillant et bientôt dégoulinant, on n’en doute pas.

Dans la file d’attente, les deux jeunes amies dénotent. Et pourtant, elles ne tardent pas à séduire. Peut-être un peu trop. L’ambiance est pesante. La rouquine commence à regretter d’être là, comme prise au piège de la fièvre nocturne, peuplée de requins visqueux aux mains outrageusement baladeuses. Alors qu’elle plante un coup de coude bien placé dans les cotes d’un éphèbe en toc qui tente de l’aborder, les doutes l’assaillent. Va-t-elle retrouver le beau brun qui a affolé son petit cœur l’après-midi même ? Va-il la reconnaître, la faire danser, l’aimer ? Comme pour la sortir de sa chimère, le videur lui adresse un geste du menton approbateur, elle peut maintenant pénétrer dans le temple des hautes-nuits de la capitale.

La sono hurle, les gens sont moites, les flashs des néons l’agressent et l’aveuglent. En quelques secondes à peine, elle sait déjà qu’elle ne reviendra pas. Elle qui était habituée aux bals potaches de Province, la voilà violemment projetée dans la furie grotesque des boîtes de nuit parisiennes. Mais où est passé le charme du petit restaurant de quartier dans lequel elle avait abandonné quelques heures plus tôt un petit bout d’elle-même ? Volatilisé, de toute évidence.

A deux doigts de tirer sa révérence, elle aperçoit un peu plus loin la silhouette affirmée d’Yvan. Il est là, égal à lui-même, épatant une galerie visiblement toute acquise à sa cause. Elle tente alors crânement de braver la foule pour le rejoindre, histoire de ne pas avoir mis un coup de blush pour rien, suivie de près par sa bonne amie anglaise, rejoignant d’un pas fébrile mais décidé, ce que l’on appelle le carré VIP de l’endroit.

Loin de l’image d’Épinal des films sentimentaux en noir et blanc où les héros se retrouvent pour ne plus jamais se quitter, ce qu’elle découvre alors ne lui plaît pas du tout. Le jeune homme la snobe, lui jette à peine un coup d’œil, la laisse là, plantée et humiliée dans sa robe de jeune première. Bien trop occupé à jouer les jolis cœurs avec quelques pépés très courtement vêtues, il fanfaronne. Le champagne coule à flots et inutile de préciser que dans ce contexte ruisselant de luxure, nulle place à la romance. Marie ne se laisse pas pour autant désarçonner. Elle empoigne fermement le bras du jeune coq, perçant son regard bleu azur d’une froideur paralysante, le mettant à nu face à une assemblée ébréchée et toute ouïe, qui ne veut surtout pas perdre une miette du spectacle inédit qui s’offre à eux.

« Si tu m’as prise pour l’une de tes putes mon petit, c’est que t’as rien compris. Adieu connard. » Oui, je sais, le conte de fées prend un chemin quelque peu mouvementé et pas très glorieux. Elle tourne les talons, une nouvelle fois, le laissant à sa gêne et à ses groupies, disparaissant dans la nuit fraîche et profonde. Victime collatérale de cette scène burlesque et insipide à la fois, sa jeune amie plantée là, qu’elle ne reverra qu’au petit matin.

Yvan aurait pu être une histoire sans lendemain, une anecdote que l’on raconte en piaillant autour d’un verre entre copines, le fiasco d’un jour comme un autre dont on n’oublie les petits détails. Bref, un grain de sable sur l’immense plage de la vie.

***

Un ivrogne qui demande son chemin, un coup du sort inattendu, un talon qui se brise, une envie soudaine de tout plaquer : il aurait suffit d’un tout petit rien pour faire basculer définitivement le cours des choses. Mais il faut croire que cette nuit-là, le scénario était écrit d’avance, à l’encre fragile.

***

Les semaines passent et ne se ressemblent pas. Pour aucun de nos deux protagonistes. La routine, ils ne connaissent pas. Un point commun ? Nous verrons bien…

Des dizaines de castings, quelques touches, un petit job de speakerine à la radio histoire de casser la croûte de temps à autres, une pub clinquante pour vanter sur les ondes le caractère charnu du Chaussée aux Moines, quand enfin, LE coup de fil tant espéré. Voilà, c’est fait, Marie, Minette pour les intimes, est retenue pour partir en tournée avec David Bowie himself. Intégrer une troupe de danseurs ? Le rêve ultime pour la belle aux pointes d’or. Petit rat des champs d’une grâce inqualifiable, furieusement attirée par les mouvements contemporains, fraîche comme la rosée d’un matin printanier, elle a le profil parfait. Le Serious Moonlight Tour, un sésame pour la jolie rousse de 19 ans.

Munich, Londres, Montréal, New York, Tokyo, Bangkok… La voilà qui galope à travers le monde, récoltant des pluies de compliments, de roses rouges et de dollars, flirtant avec un choriste à la voix d’ange dont elle tombera plus tard follement amoureuse et qui lui fera trois beaux enfants, croquant sauvagement chaque seconde suspendue sur l’équilibre du temps à pleines dents, se brûlant parfois ses petites ailes de papillon boiteux devant un succès qu’elle ne maîtrise pas. Si elle avait pris cet avion pour Bruxelles, tout, mais alors tout, aurait pu être différent. Je ne serais pas là, elle serait très loin, lui n’existerait plus. Fin de l’histoire.

***

Yvan, le beau chevalier ténébreux, le Casanova de Belleville, refait surface comme par magie dans le tableau inachevé et plein d’espoirs que Marie compose jour après jour d’un pinceau fébrile et fabuleux. Le téléphone sonne, elle répond. Il parle. Elle raccroche. Classique.

Furieuse, elle se demande alors comment il a fait pour la retrouver. Elle s’imagine un homme hagard, perdu dans les rues de la capitale, foulant chaque allée, frappant à chaque porte, retournant chaque pavé, pour la retrouver. L’idée la séduit, toute seule et immobile dans le minuscule studio de son amie, coincée entre un sofa orange vif et un vieux miroir en bronze émaillé, elle se surprend même à sourire. La vérité, légèrement moins romantique, elle l’apprendra quelques heures plus tard, quand Rose rentrera exténuée de sa longue journée à servir des kebabs dans un restaurant mal famé du coin, et lui avouera avoir cédé volontiers aux supplications du jeune homme le fameux soir où elle l’avait lâchement abandonnée en discothèque. Vengeance.

Comme pour la sortir de ses chimères de gamine émoustillée, le téléphone se met à hurler de nouveau. Encore lui. Il est tenace. It’s agacing… et terriblement charmant en même temps. En quelques minutes, elle est ferrée, piégée dans les griffes de ce beau-parleur qui la couve de paroles et de poésie maladroite. Il n’a pensé qu’à elle, ne peut l’oublier. Son regard, son parfum, ses gestes, tout lui paraît si familier, si évident. Elle non plus ne l’a pas effacé de sa mémoire. Évidemment. Ils se donnent rendez-vous l’après-midi même, elle a un vol en milieu de soirée. Ce vol, elle ne le prendra jamais…

***

Il a suffit d’un regard, plein de sincérité et de tendresse. D’un moment intime et intense à la fois, d’un battement de cil et d’une larme vissée au coin de l’œil, pour qu’ils fassent définitivement basculer leur destinée. Elle lui jure de ne jamais partir, il lui promet de ne pas la « jeter dans les bras de l’un se ses frères » comme il avait l’habitude de le faire avec ses multiples conquêtes, le dialogue est surréaliste, drôle, pataud, passionné. Mais tellement vrai… La machine est lancée et court à une vitesse folle, les freins sont arrachés, leur avenir est maintenant scellé dans une étreinte épicurienne, dans laquelle ils se brûleront bien trop vite les ailes…

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