
La crise…
Un petit bout de moi, envie de me dévoiler. Tellement de choses à dire, à RACONTER. Un témoignage que je tente de faire, jour après jour, comme pour exorciser les DÉMONS qui me hantent au quotidien… Merci à tous ceux qui prendront le temps de me lire…
Il est là, tout beau, impeccablement emballé dans un joli papier moucheté transparent, trônant l’œil narquois au milieu de la table de la salle à manger. Ce cadeau qui ne m’est pas destiné me fait baver d’envie, me torture l’esprit, me hante. Pourquoi Diable moi, petite princesse des temps modernes, n’ai-je pas droit au satané Bar à jus de fruits de Barbie ? La garce. Combien de larmes j’ai pu verser pour cette grande godiche à talons hauts…
Me voilà assise sur ma chaise, à la regarder fixement me sourire, un shaker rutilant à la main. Oui, elle me nargue. « Et non… ce n’est pas toi qui jouera avec moi… Tu veux une banane ? ». Mais je tiens bon. Je me dis qu’à force de résistance et de grandes œillades de chien battu, je finirai par l’avoir. Et là, je me vengerai. Je lui ferai la boule à zéro et ravaler ses oranges. Je lui grimerai le visage jusqu’à effacer à jamais son rictus écœurant. On verra bien qui rira la dernière. Elle me résiste. J’ai beau ne pas ciller, le toiser sans broncher, le carton ne s’ouvre toujours pas.
Ma mère passe à côté de moi pour la cinquantième fois et me lance inlassablement le même regard amusé. Elle aussi me résiste. Étrange. Peut-être faut-il que j’adopte une nouvelle stratégie ? Que je troque la lutte psychologique acharnée dans laquelle je me suis engouffrée pour une technique qui a davantage fait ses preuves par le passé ? Bref, je me mets à hurler.
C’est à ce moment-là que mon père passe par la grande porte. Le cheveu hirsute, son polo Lacoste vert émeraude un peu trop moite et collant, la démarche lourde. Une journée de travail comme les autres. Tiens, une opportunité pour moi ? Aussitôt, je me réfugie dans ses bras, tapant du pied et tentant de reprendre mon souffle, paradoxe du moment, pour lui raconter mes monstrueux malheurs d’enfant. Il me repousse gentiment mais fermement, prétextant être épuisé, n’adressant pas même un coup d’œil à ma mère, plantée là, qui semble dépassée par la triste scène qui se joue devant elle. Je reste coite, immobile, désarçonnée. L’ambiance est électrique et ne présage rien de bon. Cette tension-là, je commence à la connaître, à la reconnaître et à l’appréhender. L’orage va bientôt éclater.
Mon père s’avachit sur le canapé immaculé, ôte ses tennis beiges griffées, allume machinalement la télévision… et vide ses poches. Sur la table de salon toute de verre trempé vêtue, une liasse de billets. Des Pascal. Par dizaines. Minutieusement retenus par un élastique de caoutchouc tout ce qu’il y a de plus banal, ils sont la recette de la journée. Une journée moyenne à en croire la mine défraîchie de mon Padre. Il les compte scrupuleusement, un à un, et consigne le tout dans un petit carnet de cuir noir, qu’il conserve toujours très précieusement dans la poche de son pantalon. Quelques centimètres plus loin, un revolver. Énorme, de mon point de vue de gosse. Anodin, de mon point de vue de fille de bandit. C’est alors que dans ce décor digne des bons vieux films de gangsters, « la boîte » fait son apparition, soudaine et attendue, fatale et invaincue. Elle n’est pas très grande, pas très profonde. Elle l’est pourtant suffisamment pour contenir à elle seule tous les malheurs du monde. La légendaire boîte de Pandore, pour moi, est à ce moment précis, bien réelle.
Un neuf de pique. Ou peut-être un trois de cœur. Un valet ou une dame. Peu importe. Elles y passeront toutes. La vie est un jeu ? Un jeu de cartes visiblement. Des cartes qu’on manipule, qu’on maltraite, qu’on enroule, qu’on déroule frénétiquement, le geste de moins en moins habile au fil des minutes qui s’égrainent. Et hop, comme si un mauvais magicien se mêlait au terrible spectacle qui se joue alors devant moi, gamine de 7 ans qui mâchouille convulsivement une tototte élimée, la carte disparaît. En lieu et place, un petit tube plus ou moins régulier, une sorte de paille, en un peu plus large. Fascinant. Et au bout de ce cylindre de fortune, un nez. Celui de mon père. Sordide. Lui, qui tend nerveusement chacune de ses narines rougies par la fièvre de l’instant, pour aspirer une drôle de ligne blanche et poudrée, parfaitement ordonnée. Il redéploie son huit de trèfle, balaie du revers de la carte chaque millimètre carré de la table pour être certain de ne pas en perdre une miette, et recommence son drôle de manège, encore et encore, au son d’un Jackson endiablé de circonstances. Cela ne dure que quelques secondes en réalité mais pour moi, la scène est comme une bulle hors du temps qui s’éternise, annonciatrice d’un terrible tremblement de terre.
Ma mère nous rejoint alors, un verre Baccarat de vodka détrempée à la main, dans lequel baignent timidement quelques malheureux glaçons dont elle ne fera qu’une bouchée. Hors d’elle et de la situation ubuesque qu’elle est en train d’observer, elle entre dans une colère noire, insultant mon père de tous les noms d’oiseaux, à faire pâlir de rage les ornithologues les plus chevronnés. Lui commence tout juste à planer.
« Mais t’es vraiment qu’une pourriture ! T’as pas honte de faire ça devant ta fille ? Espèce de camé, t’es qu’un connard de merde ! »
C’est peine perdue. La tête en arrière, le regard vitreux, la bouche pâteuse et asséchée (Barbie ne pourrait-elle pas nous dépanner?), quelques filets d’une bave blanchâtre et peu ragoutante à la commissure des lèvres : mon père n’est plus là. Il flying in the sky vraisemblablement.
Et puis, le geste de trop. Celui qui fait tout basculer. Celui que l’on regrette aussitôt. Cette micro-seconde où l’inconscient prend le pas sur la raison. Comme pour lui donner ce courage dont elle manquait tant parfois face à ce beau brun désespéré qu’elle aimait autant qu’elle pouvait le détester, ma mère siffle d’un trait le fond de sa coupe et s’empare violemment de la fameuse boîte qui faisait encore de la figuration au milieu de cette lugubre comédie de seconde zone. D’un pas pressé et légèrement titubant à la fois, elle avance convaincue vers ce qui lui semble être le théâtre évident de son salut : la cuvette des toilettes. Il aura fallu quelques dixièmes de secondes seulement à mon père pour comprendre ce qui se passait. Pour se réveiller. Et réagir… D’un geste brusque, il se relève du sofa, court dans la petite pièce maudite où sa belle s’affaire à faire disparaître les quelques derniers micro-grammes de sucre glace qui pouvait encore subsister, l’attrapant violemment par la tignasse, ne jugeant pas de sa force chimiquement modifiée. Elle tombe à terre, il lui hurle dessus, elle réplique d’un chassé bien placé, il jure qu’il va la tuer, elle le menace à son tour de ses yeux révulsés et moi… Je me mets à pleurer.
C’est à cet instant précis que tout devient flou. Comme par instinct, je me réfugie dans un coin de l’immense pièce dans laquelle il m’ont abandonnée, me couvrant les oreilles de mes petites mains tremblantes, me balançant non sans une certaine aliénation, d’avant en arrière, comme pour chasser les images et les cris effrayants qui m’encerclent dangereusement. Je ferme les yeux, je me mets moi-même à crier… intérieurement. Peut-être certainement pour ne pas trop les déranger dans un scénario où je n’ai, semble-t-il, pas ma place. Je tente de fredonner un air qui me rassure. Je fredonne encore plus fort. Mais en vain. Impossible de couvrir les hordes de grognements et de coups qui s’abattent sur ma maison cinq étoiles.
En un claquement de doigts, la pièce autrefois digne des plus beaux palaces devient un champs de bataille sans nom. Un lieu lugubre et méconnaissable où les vases à 15 000 francs côtoient négligemment sur le sol les cadres ébréchés de nos photos de famille et ce qui reste du joli carton de la Barbie de mes rêves. Tiens, elle fait moins la maligne celle-là. Les objets volent de part et d’autre de la pièce dans un rythme étonnement calibré, comme si la coupe Davis opposait ce soir mes deux parents. Pourtant, je ne suis pas l’arbitre. D’ailleurs, je ne suis pas grand chose. A ce moment précis, je ne suis même plus rien. Je n’existe plus.
Black-out. Le silence total. Un silence assommant, paradoxal, terrifiant. Je suis au cœur de la tornade, paisible et anxieuse à la fois. Ravalant chacun de mes sanglots pour ne pas risquer de bousculer la tranquillité toute fragile qui tente de reprendre possession des lieux. J’ose ouvrir un œil, puis l’autre. Je ne vois rien, à part le chaos. Je découvre l’une de mes oreilles, puis l’autre. Et là, je comprends que l’intrigue a migré dans la cuisine qui se trouve à l’autre bout de la maison. J’entends des bruits sourds, de la vaisselle qui se brise en mille morceaux, des paroles dont je n’assimile pas le sens. Une fraction de seconde et tout bascule de nouveau. Mon père revient d’un pas chancelant dans le salon, pris d’effroyables convulsions, déchirant un à un chacun de ses vêtements. En quelques minutes, le voilà entièrement nu, au milieu de la pièce, ma mère tentant de lui rendre le peu de dignité qui lui reste en cachant ses parties intimes d’un bout de tissu au crocodile grimaçant. Il grimpe quatre à quatre les marches qui mènent au premier étage, menaçant d’en finir avec la vie. Maintenant. Il en a assez. Souffre trop. Affaiblie par la fougue de ce sketch de mauvais goût, ma mère n’a pas le temps de le retenir, de le rassurer. La porte de la salle de bains est maintenant fermée à clefs.
« J’ai trouvé les ciseaux, ah ah, tu l’avais pas vu venir celle-là ! Je vais me tailler les veines, tu vas voir, c’est fini, tu m’entends ? C’est fini ! » De l’autre côté de la porte, une femme sanglotante qui tente en vain de retrouver ces esprits pour débloquer un verrou récalcitrant. Elle donne de violents coups d’épaule pour faire vaciller le bout de bois qui la sépare du père de sa fille. Apeurée, je me remets à pleurer, à hurler, à taper du pied. Encore. Mon père va-t-il mourir ? Une chose est sûre, pour le moment, à vociférer comme ça à pleins poumons, il est encore bien vivant. La porte cède enfin devant l’acharnement de ma mère. Et là, du coin de l’œil, j’observe sans doute la scène la plus triste qui m’ait été donnée de voir. Mon père, debout, nu comme un ver, pleurant toutes les larmes de son corps sur un évier vierge de toute goutte de sang, un petit ciseau à ongles fébrilement accroché au pouce. Elle le prend dans ses bras, il s’y love volontiers. Mes spasmes commencent étrangement à s’apaiser…
Je redescends les quelques marches que j’ai courageusement réussi à monter quelques minutes plus tôt, fouille dans les décombres de ce qui reste de mon salon, déniche la fameuse poupée blonde que je désire tant, m’en allant le cœur lourd et plein de lassitude, déjà, préparer quelques fabuleux cocktails fruités, comme si de rien n’était…

Motricité libre, kesako ?!?
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